Némo Flouret, architecte du vivant
Zineb Soulaimani

Dans les pas d’Anne Teresa De Keersmaeker, Némo Flouret bouscule les frontières de la danse contemporaine, oscillant entre esthétique garage et inventivité carnavalesque. Ses créations redéfinissent l’espace pour mieux y tordre le présent, esquissant des utopies où l’humain tente de reprendre son souffle.
Il avance à pas feutrés, silhouette discrète. Pourtant l’empreinte de Némo Flouret est bien là, marquée dans le paysage de la danse contemporaine. Le trentenaire formé à l’école du décloisonnement, entre Anne Teresa De Keersmaeker et Boris Charmatz, a très tôt compris que l’écriture chorégraphique n’a de sens que si elle déborde : l’espace, les corps, les formats, les cadres. Il faut dire que le chorégraphe orléanais marche à rebours des évidences. À sa sortie de P.A.R.T.S., la formation de la ponte flamande De Keersmaeker, il refuse sa proposition d’intégrer sa compagnie Rosas. Un graal que tant d’interprètes rêveraient de décrocher. Non par arrogance, mais par nécessité. Celle d’ouvrir un autre chemin, de faire place à une parole qui circule, d’entretenir un flux, sans s’imposer.
En 2022, lorsqu’il monte Forêt main dans la main avec sa mentor, il refuse la posture de l’élève : « Jamais elle n’a essayé de me dire ce qu’il fallait faire, nous avons toujours été sur un pied d’égalité. L’essentiel a été d’accepter nos différences, qui nous apportent beaucoup l’un à l’autre », raconte-t-il. Dans la galerie Denon au Louvre, le public, en déambulation, a pu voir les danseurs prolonger les gestes de Titien, Vinci ou Véronèse, et ainsi activer une dimension corporelle des œuvres. La chorégraphie dialoguait avec l’architecture monumentale, revisitant les perspectives et ouvrant le champ de vision.

Et pourtant, il est encore étudiant quand il crée sa première pièce 900 Something Days Spent in the XXth Century (2021). À l’époque, le studio manque, alors il occupe un parking. Avec l’intuition de faire groupe. Quelque chose de profondément politique se lit, sans slogans. Une politique de la présence, du geste, de la désobéissance douce. Son langage se construit depuis le seuil : entre institutions et friches, entre la rigueur des conservatoires et l’errance postmoderne, entre la solitude du créateur et la densité d’un groupe. Némo Flouret parle d’intensité, de logorrhée dansée, de course folle. Une danse qui naît de la saturation, de l’excès, dans une esthétique du vivant. Il appartient à cette génération qui pense le mouvement comme une architecture vivante, une façon de réinventer l’espace et le temps. Chez lui, l’architecture n’est jamais une fin, mais un point d’appui : surface de projection d’un geste dansé, sonore, lumineux, plastique, collectif.
Il cherche, encore et encore, un collectif – non l’unanimité, mais une assemblée fragile, hétérogène : « Il y a une forme d’aventure collective. On se façonne un abri dans la danse et dans la création. » Des corps qui tentent ensemble, sans se comprendre entièrement. « C’est une génération brillante qui s’est très vite constituée… en bande », raconte Philippe Quesne, metteur en scène et directeur de la Ménagerie de Verre où cette « bande » a élu domicile : débrouillarde, hyper-talentueuse, fluide, qui détourne les codes du spectacle pour y injecter du commun, du jeu, de l’instabilité. « Ils s’emparent des lieux avec fougue. Il y a une sorte de sauvagerie très maîtrisée dans leur manière de s’approprier l’espace » abonde le metteur en scène, qui signe la scénographie de la prochaine pièce de Némo Flouret.

On sent dans l’écriture du jeune chorégraphe le désir de désapprendre, de casser les logiques d’efficacité, de retrouver une danse qui ouvre des lignes de fuite. « Je n’ai jamais eu envie de créer quelque chose de générationnel, mais de créer un geste de mon temps ». Tout en lui parle de la génération d’après : celle qui doute, qui crée sans garantie, qui revendique le trouble comme méthode. « Ils brassent influences urbaines, esthétiques contemporaines et héritages… sans jamais singer. Une synthèse vivante, nourrie et habitée », ajoute Philippe Quesne. Un art « garage » réfléchi. Là où d’autres compartimentent, lui assemble, détourne, fabrique. L’objet devient instrument et les corps sculptent le son. « Ils ne montrent pas seulement la danse, ils montrent aussi comment elle se fabrique. »
Pour Derniers Feux, prévue pour 2025, il évoque Giono, Fellini, les feux d’artifice, la trompette de l’enfance… On pense à une esthétique du désordre joyeux, un carnaval inversé où le grotesque serait une façon de dire vrai. Mais créer, pour Némo Flouret, c’est aussi inventer des contextes de vie. Au moment de notre échange, il était à la veille d’un départ pour une résidence longue dans un petit village de Calabre au sud de l’Italie, avec l’idée d’intégrer les lieux et les habitants dans les premières étapes de la création. « Pour Némo, le processus est tout aussi important que l’objet final », précise sa proche collaboratrice Solène Watcher.

Dans les mots de Némo Flouret, on entend une tendresse rare pour l’échec. Il regarde du côté du trébuchement, ce moment où le corps ne sait plus très bien ce qu’il fait, mais insiste quand même. C’est peut-être là que tout se joue : une danse qui ne cherche pas l’éternité mais le présent. Qui ne cherche pas à briller, mais à être là. Et à disparaître avec élégance. Il faudra faire vite pour ne pas rater le passage de cette étoile filante. Lui-même ne sait pas où il sera dans cinq ans. Ce qu’il sait, c’est cela : rendre le présent habitable et « continuer à discuter collectivement pour ne pas se perdre dans ce monde ».
Franco-marocaine, Zineb Soulaimani a longtemps conduit des projets au sein de structures culturelles nationales, avec un passage à l’ambassade de France en Chine. Sa veille artistique dans le spectacle vivant, la performance et l’art visuel ainsi que son grand intérêt pour les apports des sciences humaines à la création artistique l’ont menée à fonder en 2021 le podcast Le Beau Bizarre. Une conversation en format long avec des artistes, curateurs ou chercheurs du paysage culturel contemporain. Elle collabore également avec le magazine Mouvement et Le Quotidien de l’art.